Au lendemain de l'échec V18, lors de la
conférence de presse de Frédéric d'Allest le 7 juillet dément formellement
l'hypothèse du sabotage: "Il n'y a pas de raisons de penser qu'il y a eu
sabotage ou malveillance". M Giraud ministre de la défense confirme le
démenti, et M d'Allest rajoute "on ne peut pas totalement exclure un
sabotage, et bien sur, nous avons fait des contrôles appropriés. Nous n'avons
pas terminé l'examen de ce problèmes".
Depuis 1979, chaque tir d'Ariane avait provoqué
une enquête discrète des services spéciaux, ces derniers ne semblent pas
avoir accordé grand crédit à l'hypothèse d'une obscure machination. La
protection du CSG sera renforcé en 1987 suite à la guérilla au Surinan en
1986.
Situé sur le littoral, entre les embouchures des fleuves Kourou et
Sinnamary, le CSG occupe une surface au sol de 900 km2. La SOP 3 quant à elle,
s'étend au-delà, englobant les abords du site, et voit son altitude monter
jusqu'au niveau 195, soit 6 500 mètres. Comme l'explique le général de
division aérienne Émile Sabathe, commandant supérieur des forces armées en
Guyane : " La probabilité d'une menace par la voie des airs est minime. En
revanche, la menace d'espionnage industriel est très réaliste ".
Importante responsabilité pour l'armée de l'air que cette mission de
surveillance et de défense du CSG, véritable port spatial de l'Europe.
En 1987 un radar de surveillance aérienne Centaure est installé dans
l'enceinte du CSG, et le CCM est créé en 1989. Depuis 1992, ses nouvelles
installations se situent sur l'ensemble stockage propulseur, à environ 2 km du
pas de tir de la fusée Ariane. Comprenant 27 personnels, quatre radars, ainsi
que cinq consoles, les moyens du CCM sont conséquents. Son dispositif de
défense aérienne repose sur trois composantes : les deux hélicoptères Fennec
de l'EHOM 68 armés en permanence, une défense antiaérienne de cinq canons de
20 mm et six postes de missiles sol-air Mistral mis en œuvre par le 3e REI (régiment
étranger d'infanterie) de Kourou.
Ce dispositif se trouve en alerte maximale lors des périodes de plus grande
vulnérabilité du lanceur Ariane (transferts, répétitions de chronologie,
lancements). Si une importante menace venait à se concrétiser, des moyens de
renfort, acheminés depuis la métropole, seraient à même d'intervenir sur
place dans les 48 heures. Il s'agit, selon les circonstances, de Mirage F1 ou 2
000 avec leur ravitailleur, de C 130 Hercules ou C 160 Transall, de missiles
sol-air Crotale, voire d'un avion de détection et de contrôle aéroporté
E3F-SDCA. D'ailleurs le site air de Rochambeau a été récemment agrandi afin
de recevoir de tels renforts.
Pour le moment les seules interceptions
réalisées ont été des aéronefs ignorant l'interdiction de survol ou de
pilotes se déroutant pour des raisons météorologiques. " En cas de
menace vraiment sérieuse, et étant donné l'intérêt que représente le CSG
tant au niveau national qu'européen, le cadre de notre mission nous autorise à
aller jusqu'au bout " précise le colonel Charles Beaudru, commandant des
forces aériennes en Guyane. En d'autres termes, les mesures de défense
aérienne du CSG peuvent aller jusqu'à un tir de semonce, voire la destruction
en vol de l'intrus.
Le capitaine Rochecouste résume ainsi l'emploi des moyens de défense
antiaériens : " Lorsque nous détectons un appareil dans la zone
interdite, nous pouvons le considérer de différentes manières : ami, douteux,
suspect ou hostile. Ensuite, en fonction du risque qu'il représente, la haute
autorité de défense aérienne va décider d'engager ou non les moyens de
défense. Enfin, c'est la CETac qui choisira tactiquement d'utiliser les moyens
aériens ou sol-air. Pour ces derniers, c'est un officier de liaison du 3e REI
qui, placé sous le commandement du chef de la CETac, donnera l'ordre aux
pièces d'ouvrir le feu ".
Mais cette mission de défense aérienne rapprochée du CSG s'intègre dans
une mission plus générale de surveillance de l'espace aérien guyanais. Kourou
étant situé au centre de la bande côtière, les radars du CCM sont en mesure
de détecter et de classifier toutes les pénétrations aériennes en provenance
du Surinam, du Brésil et des approches maritimes. De fait, les moyens du CCM,
associés à ceux de l'EHOM 68, constituent un dispositif permanent et
cohérent, illustrant bien l'importance du fait aérien en Guyane. CSG Kourou
zone interdite Stéphane Arnaud.
L'HYPOTHESE DU SABOTAGE
L'hypothèse de sabotage du lanceur Ariane ne
date pas du vol 18. Pour L02, lorsque chacun se lance sur une explication sur
l'explosion du lanceur après son décollage, on évoque un problème de
plateforme de tir, la présence d'un corps étranger dans le moteur, mais
l'explication réelle de la défaillance n'est jamais véritablement donnée.
Après plusieurs mois d'analyses et de nombreux essais supplémentaires, la SEP
met 37 moteurs au banc, entre juin et octobre, les spécialistes n'ont toujours
pas trouvé, officiellement, d'explication satisfaisante. Mieux: le CNES renonce
à la communication publique des résultats de son enquête, annoncée pour la
fin de l'année 1980. Il se contente d'un communiqué optimiste, publié
conjointement avec l'Agence spatiale européenne, annonçant la reprise des tirs
de qualification d'Ariane pour les mois de juin et d'octobre 1981.
La cause "officielle" de
l'accident pourrait être l'étroitesse des centaines de trous percés
dans la chambre de combustion, et qui permettent d'y injecter le
peroxyde d'azote et l'UDMH (diméthyl-hydrazine dissymétrique). Cette
version, consacrée par la presse, acquiert une authenticité que
n'autorise, pourtant, aucune déclaration solennelle du CNES. D'autant
que, si la SEP a, effectivement, augmenté le diamètre des trous de ces
injecteurs, rien n'indique formellement que ce soit pour compenser un
défaut de conception. A quoi, donc, est due l'explosion du vol L 02, le
23 mai 1980?
Selon la revue française l'Express, il existe
un rapport classé secret-défense, rédigé, en 1982, par Jean Gruau,
qui émet, en conclusion, l'hypothèse d'un sabotage. Ce texte, à
diffusion restreinte, a été adressé au chef d'état-major particulier
du président. de la République, au directeur du Secrétariat général
de la défense nationale pour le Premier ministre, au ministre de la
Défense, à celui de la Recherche et au directeur de la DST. Après
avoir passé en revue les différentes défaillances technologiques
possibles, le rapport évoque l'introduction d'un corps étranger dans
la chambre de combustion, qui aurait provoqué sa destruction. Ce
rapport s'appuie sur une enquête menée par la DST, avec l'aide de
quelques officiers du Sdece. L'acte de sabotage y est précisément
décrit. Une minuscule capsule d'explosif, d'un poids de 2,4 grammes,
aurait été introduite dans la chambre de combustion. L'opération est
possible sur le moteur déjà monté, après le dévissage d'un capteur
placé sur le dessus de la. chambre. La capsule est recouverte d'une
pellicule qui est dissoute en quelques secondes par l'ergol,
particulièrement corrosif. Des mini-explosifs ainsi conditionnés sont
utilisés par les Américains pour effectuer des expériences de
simulation de résonance dans les chambres de combustion de leurs
fusées. Quelques secondes après le départ de la fusée, l'explosion
de cette charge déplace le point de combustion de l'ergol sur la paroi
de la chambre de combustion, provoquant sa destruction. L'introduction
de cette capsule est attribuée à un acte malveillant commis par l'un
des employés de la SEP de Vernon (Eure). Pendant plusieurs mois, trois
" compagnons " de cette société sont sous la surveillance de
la DST et d'agents détachés du Sdece. Comportement professionnel, vie
privée, mouvements bancaires, relations ont été soigneusement
épluchés. C'est ainsi que, au cours de leurs investigations, les
services spéciaux purent déterminer que l'un des suspects avait été
en contact avec un journaliste américain - correspondant d'une revue
californienne spécialisée - qui avait quitté {e territoire français
quelque temps auparavant, pour ne plus y revenir. Ce technicien devait
démissionner de la SEP, peu après la rédaction de ce rapport, et
ouvrir, dans la région, un café-restaurant. Il n'a jamais été
inquiété, même si la DST continue, aujourd'hui (1990) encore,
d'enquêter sur ses nouvelles activités.
Selon la revue, Jean Gruau ne nie pas
avoir rédigé un tel rapport, mais il affirme qu'il ne s'agit là que
d'un scénario qu'il a " inventé ", étant " grand
amateur de romans policiers ". Si l'on émet des doutes sur ce
penchant à rédiger un " scénario imaginaire ", deux ans
après la catastrophe, et destiné, qui plus est, aux plus hauts
dirigeants de l'Etat, Jean Gruau reconnaît que l'hypothèse du sabotage
d'Ariane a bien été envisagée, mais que c'est celle du défaut de
conception qui a, finalement, été retenue. Si l'on s'étonne que des
poursuites judiciaires n'aient pas été engagées contre le technicien
soupçonné, après l'enquête accablante effectuée par la DST, Jean
Gruau répond: " Ce n'était pas nécessaire; inutile, même,
puisque la thèse du sabotage avait été définitivement
abandonnée." Enterrée serait un mot plus approprié.
Le rapport de Jean Gruau ne va pourtant
pas rester sans effets. Il préconise un renforcement des mesures de
sécurité et .de contrôle de la qualité, dans les entreprises qui
fabriquent Ariane. C'est depuis cette époque que l'on multiplie les
repères qui permettent de déterminer si l'on a touché à une pièce
après son installation, et que l'on systématise les fiches
d'incidents. L'un des contrôleurs avait signalé une intervention
inexpliquée sur le capteur par lequel aurait été introduite la
capsule. Il avait remarqué que le repère, un trait de peinture, avait
été endommagé. A l'époque, cet incident n'avait pas été
répertorié.
Les trois échecs suivants de la fusée
Ariane V5,15 et 18 concerneront le troisième étage et son moteur
cryogénique, de conception différente de celle des moteurs Viking, qui
équipent les deux premiers étages. Le moteur cryogénique HM 7 est le
premier moteur de ce type construit à l'extérieur des Etats Unis. Il a
donc excité la convoitise de plusieurs services de renseignement
étrangers. Ainsi de ce " réseau " francosoviéto-roumain
démantelé en 1987, à Rouen, par la DST et dont les membres ont
bénéficié, depuis, d'un non-lieu. Plus inquiétantes sont les
confidences faites par le célèbre espion soviétique du nom de code
" Farewell " à la DST. Il révèle, dans deux de ses
rapports, que des plans du moteur HM 7 ont été livrés à ses
services. De nombreux épisodes de la guerre de l'ombre, beaucoup plus
discrets, comme le démantèlement d'un réseau à l'usine
d'Aérospatiale aux Mureaux (Yvelines) ou l'arrestation d'un ingénieur
détaché de Thomson, convaincu d'espionnage, prouvent, si besoin
était, que la fusée européenne est une cible permanente des services
de renseignement étrangers.
Que s'est-il passé sur V18 ? Les
ingénieurs de la SEP se mettent au travail et multiplient les essais du
moteur cryogénique qui, fonctionnant avec de l'oxygène et de
l'hydrogène, non corrosifs, peut passer entièrement au banc d'essai.
La SEP teste ainsi huit moteurs complets en 68 essais, dont plus d'une
cinquantaine en simulation d'altitude. Le jeu, un peu serré, des
roulements des turbopompes est modifié, ainsi que l'allumeur - une
charge de poudre qui fuse dans la chambre de combustion pour enflammer
oxygène et hydrogène sous pression. Parallèlement, une enquête est
ordonnée pour débusquer un éventuel sabotage de la fusée. Elle est
motivée par plusieurs scénarios possibles de malveillance,
principalement sur Le site de Kourou. Les enquêteurs s'aperçoivent
avec stupéfaction qu'ils sont incapables de déterminer exactement
combien de personnes ont pu approcher le troisième étage et son
moteur. Quant à la gamme de sabotages possibles, elle va des quelques
gouttes de colle judicieusement placées au film gras déposé sur le
divergent...
La commission d'enquête du CNES oeuvre
discrètement, mais efficacement, puisqu'une bonne partie du budget du
" programme de consolidation " est consacrée à la
sécurité. Elle concerne un renforcement non seulement des mesures de
pénétration et de circulation sur le centre spatial, mais surtout des
moyens de contrôle du personnel et de la qualité du travail effectué.
Un service spécial est créé par Jean Gruau, baptisé VTL
(vulnérabilité technologique lanceur). Il est confié à un officier
détaché de la DGSE, le capitaine de Roubin. Une équipe de
spécialistes de la sécurité est engagée pour effectuer des
contrôles sur les techniciens préposés au montage de la fusée. Les
ouvriers, qui supportent mal ces inspections, les baptisent "les
Coplan ", par allusion au célèbre agent secret imaginé par Paul
Kenny. Un important réseau de télésurveillance est installé autour
de la fusée, afin d'enregistrer sur magnétoscope toutes les allées et
venues. Des systèmes de piégeage sont également mis en oeuvre, afin
de repérer toute tentative de sabotage avant le lancement. Cette
soudaine et importante campagne sécuritaire s'étend aux ateliers de
fabrication d'Ariane. Des systèmes informatiques de contrôle du
déplacement du personnel sont mis en place, avec la création de cartes
d'identité électroniques qui enregistrent sur ordinateur les entrées
et les sorties. Plus discrètement, la DST effectue des sondages sur les
activités du personnel. Les employés qui travaillent sur Ariane
appartiennent, en effet, à des entreprises privées et ne sont pas
astreints aux mesures de contrôle des agents de l'Etat travaillant dans
des secteurs sensibles. Les syndicats étant extrêmement vigilants à
cet égard, les contrôles se font donc quasi clandestinement. Toutes
ces mesures ont été prises à la suite des soupçons de sabotage qui
pèsent sur l'échec de mai 1986, mais également sur celui du 13
septembre 1985. Toutefois, faute de preuves - le troisième étage ayant
disparu - et surtout de moyens de repérer d'éventuels suspects, c'est
encore l'hypothèse technologique qui a été officiellement retenue,
alors que, officieusement, on " mettait le paquet" sur la
sécurité.
Lors du tir V36 en 1990, "Nous somme
passés à deux doigts de la catastrophe ", diront les spécialistes.
Ce vol V 36 réunissait, en effet, toutes les conditions pour que le
résultat soit encore plus dramatique: la fusée aurait dû exploser à
proximité du sol et détruire les installations du pas de tir ELA 2 de
Kourou. Cette catastrophe a été évitée grâce à un concours de
circonstances absolument incroyable. Quelques semaines avant le tir, un
contretemps dans le calendrier a amené les responsables d'Arianespace
à échanger le premier étage de la fusée. Il était, en effet, prévu
que les deux gros satellites japonais, BS 2X et Super-bird ",
partent un mois plus tôt, sur le vol V 35, et que le satellite
d'observation Spot 2 prenne le vol 36. Les satellites nippons n'étant
pas prêts, les deux tirs ont été intervertis. Spot 2 a été lancé,
avec succès, au mois de février, avec une nouvelle fusée, tandis que
le premier étage, qui lui était initialement destiné, était équipé
de quatre propulseurs d'appoint, afin d'emporter les deux satellites
japonais, beaucoup plus lourds. Sans ces quatre boosters
supplémentaires, Ariane, avec son moteur défaillant, aurait
probablement basculé sur la tour de lancement et détruit, en
explosant, l'ensemble du pas de tir.
Un scénario qui, malgré la présence des quatre propulseurs, a quand
même failli se réaliser. Deux incidents se sont, en effet, produits,
presque simultanément, sur deux moteurs différents du premier étage,
situés du côté de la tour de lancement. A 2,4 secondes de la mise à
feu, un " léger incendie " apparaît sur le propulseur
d'appoint liquide (Pal) n° 3, qui semble, pourtant, continuer à
fonctionner normalement, bien que l'incendie ait ensuite détruit les
systèmes de télémesure. Trois secondes plus tard, c'est le moteur
principal D, sur le premier étage de la fusée, qui perd la moitié de
sa puissance. On découvrira, plus tard, que c'est à cause du fameux
chiffon qui obturait la conduite d'alimentation en eau de la turbine D.
La fusée, déséquilibrée par ce manque de pression, part en biais et
passe à 2 mètres du haut de la tour ombilicale -dont elle brûle la
partie supérieure - au lieu de 7 mètres. Le chiffon, qui bouchait la
vanne d'eau, aurait dû provoquer l'arrêt complet du moteur D, faute
d'alimentation en vapeur, qui conditionne l'arrivée des ergols. Les
experts ont mis plusieurs semaines à comprendre pourquoi le moteur
avait gardé, malgré tout, 50 % de sa puissance: le collecteur
général a refoulé dans le moteur D une partie de la production de
vapeur des trois autres moteurs, lui permettant, ainsi, de continuer à
fonctionner à l'économie. Si cela ne s'était pas produit, Ariane
serait, selon toute probabilité, partie beaucoup plus en biais. On est
réellement passé à un cheveu de la catastrophe.
L'identité de celui qui a placé le
chiffon dans la conduite d'eau - un tuyau métallique de 12 mètres de
longueur et de 4 centimètres de diamètre - n'a toujours pas été
établie. Contrairement à tout ce qui a été publié jusqu'à
présent, sans démenti d'Arianespace. Voire sur son initiative. Mais
l'enquête n'est pas terminée. Plusieurs personnes sont, actuellement,
sous surveillance, dans les deux usines où a été montée la ligne
d'eau. L'élément supérieur vient de l'usine d'Aérospatiale des
Mureaux; le segment inférieur provient de la SEP de Vernon. Les calculs
des experts ont prouvé que le chiffon était placé, au moment du
décollage, tout en haut du tuyau, à proximité du réservoir d'eau
(sur le réservoir UD25). S'il avait été plus bas, l'incident serait
survenu plus tôt et les systèmes de contrôle auraient stoppé
automatiquement le lancement dans les trois secondes.
Il est vrai que la fusée
Ariane, depuis ses débuts chaotiques jusqu'à ses succès actuels a attiré la
curiosité de pas mal de services étrangers…
Et le contre-espionnage
français en particulier a monté une garde sévère autour des différents
pôles où l'on concevait et construisait Ariane. Ce qui a permis de déjouer
plusieurs tentatives d'espionnage et de vols de technologie…
Et sans doute
vous souvenez-vous d'une affaire qui a éclaté de façon très spectaculaire
en 1987…
La DST annonçait triomphalement qu'elle venait de découvrir dans la
région rouennaise un réseau d'espions à la solde de Moscou. Les "
espions d'Ariane ", comme on les a tout de suite appelés,
s'intéressaient aux secrets du moteur du troisième étage de la fusée… Un
moteur cryogénique, un bijou de technologie mis au point dans les laboratoires
de la Société européenne de propulsion à Vernon… L'affaire a fait grand
bruit. Des diplomates soviétiques, accusés d'avoir mis en place ce réseau,
ont été priés de regagner leur pays. Et Moscou, irrité, a répliqué en
expulsant le même nombre de diplomates français en poste en URSS… Il faut
aussi ajouter que cette affaire a été rendue publique peu de temps avant une
importante visite du Premier ministre Jacques Chirac à Moscou.
L'Express n°2026 du 4 mai 1990, France Inter
"RV avec Monsieur X du 24 février 2001, Les textes ci dessus n'engagent que leur auteur
et non le webmaster de ce site.
Valery Konorev agent traitant
des " espions d'Ariane ". Comment s'étonner de cet intérêt
pour les activités spatiales: ce domaine où se rencontrent la plupart
des technologies de pointe est le premier visé par les grands services
de renseignements. Jean Sollier, président de la Société européenne
de propulsion SEP, s'en est même réjoui sur les ondes de France-Inter:
" Avec notre technique de pointe, nous faisons des envieux. "
Il est vrai que son usine de Vernon, où 1600 personnes travaillent à
la fabrication des moteurs d'Ariane, était la principale cible du
réseau dirigé par Konorev. Et les affaires d'espionnage ne se comptent
plus. Le GIIU, le service de renseignements militaires soviétique, qui
a la réputation d'être beaucoup plus puissant que le célèbre KGB, en
a quelques-unes à son actif. Entre autres l'acquisition des plans des
satellites américains de navigation Navstar, dont le réseau Glonass
est la copie conforme, au point d'utiliser les mêmes fréquences radio.
Dans le courant des années 60, le GRU a également disposé des
services d'une très célèbre taupe, ~ Serge Fabiew, à la SEREB
(Société d'études et de réalisation d'engins balistiques), cet
ancêtre de l'Aérospatiale où furent élaborés les missiles de la
force de frappe. Le même individu avait également sévi à l'ELDO,
l'organisation qui présida à la naissance des premiers lanceurs
spatiaux européens.
Dans l'affaire Ariane, le grade élevé
de M. Konorev et ses fonctions militaires rendaient pratiquement
certaine son appartenance au GRU. Et il n'est d'ailleurs pas étonnant
de trouver ce service dans l'ombre d'Ariane plutôt que la " ligne
X ", section du KGB chargée de l'espionnage technologique. La
raison en est simple: tous les agents du GRU, à la différence de ceux
du KGB, s'intéressent au renseignement industrieL Un livre blanc
publié par la CIA américaine en 1985 confirme l'efficacité de cette
" pluridisciplinarité " puisque 40% des affaires dont ils se
sont occupés auraient été couronnées de succès, contre 30% pour
celles traitées par le KGB. Selon le même rapport, 6,5% des programmes
spatiaux soviétiques sans qu'il soit possible de savoir comment ce
chiffre a été établi auraient profité du travail des services
secrets de l'Est; c'est peu si on pense au profit qu'ont pu retirer les
Soviétiques des mêmes informateurs dans le domaine de l'informatique.
On pourrait en déduire que nous aurions
peu à apprendre à l'industrie spatiale communiste, ou bien que les
technologies occidentales sont trop difficiles pour elle. Tel n'est pas
exactement le cas. Ariane a fait l'objet d'indiscrétions assidues de la
part des Soviétiques. Un dirigeant d'Arianespace, la société qui
commercialise la fusée, le sait bien, puisqu'il dit: "Des alertes,
on en a tous les six mois, ONERA eu tout le long du programme. "
Dans le livre " Le KGB en France " (1986), Thieny Wolton
apprend qu'un réseau a été débusqué à l'usine de l'Aérospatiale
aux Mureaux, ou sont assemblés les étages des fusées. En 1975,
Sergueiv Agagfonov, diplomate expulsé en 1976, tentait de soustraire à
un exposant de la SEP, au Salon du Bourget, des renseignements sur
certains matériels, dont les réservoirs de carburants d'Ariane. En
1983, P. Bourdioul, ingénieur de Thomson détaché auprès de
l'Aérospatiale, est arrêté pour espionnage. Et Manfred Rotsch,
prétendu super-espion du KGB, est débusqué chez le constructeur
aéronautique allemand MBB en 1984, où il se serait beaucoup
intéressé aussi aux chambres de combustion des moteurs d'Ariane.
C'est le moteur cryogénique du 3eme
étage qui intéresse les Soviétiques dans Ariane, une réalisation
très délicate. Ces moteurs constituent des prouesses technologiques,
parce qu'ils comportent des solutions que les Soviétiques aimeraient
bien connaître. L'hydrogène liquide est un combustible difficile à
maîtriser; ses molécules, les plus petites qui soient en chimie, font
qu'il peut se glisser partout, au point que les fuites sont
inévitables, même avec des conduits et des joints qui semblent
présenter un état de surface parfait. C'est pourquoi, astuce, on
utilise un jet d'hélium plutôt qu'une paroi métallique pour séparer
hydrogène et oxygène liquides là où ils risqueraient de se
rencontrer. La densité très basse de l'hydrogène liquide impose
également à la turbopompe qui le fait circuler, des réservoirs vers
la chambre de combustion du moteur, de tourner à 60000 tours par
minute. Mais avec quel lubrifiant? La graisse ferait s'enflammer
l'oxygène liquide et la moindre particule pourrait rendre le mélange
explosif. Plus d'un espion échangerait ses micros contre les cotes, les
matériaux et, surtout, les procédés de fabrication des cages de
roulements à billes en matériaux composites - faits de téflon, de
graphite et de fibre de verre - qui ne nécessitent pas de
lubrifiant. Ces dernières permettent également de fabriquer des
pièces parfaitement silencieuses pour les moteurs des sous-marins
stratégiques. Mais ces affaires de lubrifiants n'ont rien de recettes
de cuisine: elles n'ont pas été mises au point en respectant un plan
fixé à l'avance, mais relèvent plutôt du savoir-faire des
ingénieurs et d'essais incessants. Autant dire que les solutions
retenues sont propres à Ariane, voire à un certain exemplaire de l'un
de ses moteurs. Aucun de ses moteurs n'est d'ailleurs rigoureusement
identique aux autres, même en ce qui concerne les procédés de
fabrication. Autre cauchemar d'ingénieur résolu ou non dans Ariane:
dans un même élément du moteur circulent des fluides à - 250 "C
et d'autres à plus de 700 "C; une véritable torture pour des
matériaux qui ont perdu toute élasticité au contact de l'hydrogène
et de l'oxygène liquides, qui se contractent sous l'effet des basses
températures et se dilatent au passage des fluides sous pression! Il
aura fallu trois ans à MBB pour concevoir, grâce aux ordinateurs, des
canaux de refroidissement pour le col de la tuyère des moteurs qui
supportent le passage de gaz d'échappement à 700 "C. Ce
refroidissement est assuré par une circulation d'hydrogène liquide
dans le col lui-même. Avant qu'on ait trouvé la bonne forme pour ces
canaux de quelques millimètres de large, les cols de tuyère
s'obstinaient à se craqueler au bout de 20 minutes de fonctionnement.
Les codes de calcul et les modèles informatiques qui ont permis de
déduire la géométrie de ces canaux à partir de l'analyse des
phénomènes physiques qui intervenaient dans la tuyère, seraient
peut-être plus intéressants à connaître parce que plus facilement
applicables à d'autres lanceurs.
Ces secrets de fabrication ne peuvent
évidemment être utilisés tels quels par les Soviétiques. Si l'on
prend l'exemple du fameux allumeur qui fut responsable de l'accident de
juin 1986, celui-là même qui déclenche la réaction de combustion
entre l'hydrogène et l'oxygène (il faut rappeler qu'il est très
étroitement spécifique du type de fusée Ariane et de chaque fusée
individuelle de ce type). Sa conception dépend étroitement de la
répartition des pressions, du régime des vibrations et des proportions
des deux gaz dans la chambre de combustion. Or, l'une des principales
difficultés auxquelles se heurtent les responsables de la remise sur
pied d'Ariane, c'est que la moindre modification des plans, le moindre
boulon déplacé, change les caractéristiques des vibrations auxquelles
sont soumises les pièces voisines. Les vieux lanceurs américains sont,
paraît-il, truffés de vieux boîtiers inutiles que personne n'ose
retirer, de peur devoir l'engin cesser de fonctionner sans eux. Des
informations extrêmement précises sur les effets de telles
modifications et sur la manière de changer un élément sans
bouleverser son environnement, seraient intéressantes pour les
ingénieurs soviétiques. Mais elles ne constitueraient qu'un exemple
impossible à appliquer sur leur propre matériel. Lors de l'enquête sur
l'accident survenu pendant le quinzième vol d'Ariane, en 1985, il
apparut que les fabricants d'une valve d'hydrogène liquide ne savaient
pas eux-mêmes comment le matériau dont elle était faite se
comporterait... il est exact que les plans cotés des divers
équipements d'Ariane font l'objet de brevets civils sans classification
" secret-défense", et comme le souligne Me Walter, un avocat
des prévenus, leur transmission relèverait plus de la contre-façon
que de l'espionnage. On ne réussirait pourtant pas, en s'y conformant
exactement, à construire un lanceur en état de marche. Mais les
Soviétiques ne dédaignent pas pour autant ce type de plans: les
satellites Glonass reprennent ceux des Navstar américains; de même, la
navette spatiale soviétique observée par les satellites espions de
l'US. Air Force ressemble fortement à celle de la NASA. Ainsi que l'a
souligné en 1984 un ancien directeur adjoint des renseignements
militaires américains la DIA: " La navette spatiale était
entièrement dans le domaine public. N'importe qui peut acheter les
plans. Personne n'a toutefois retrouvé la demande des Russes. " La
NASA n'est pas en reste puisqu'elle a effectué des essais en soufflerie
sur une maquette du petit planeur aérospatial soviétique photographié
à l'occasion de vol de test, en 1983. Juste pour voir si elle pouvait
en tirer quelques idées. Enfin, plus récemment, un espion
est-allemand, Wolfgang Knautzch, a été arrêté en Grande-Bretagne
alors qu'il cherchait a constituer un réseau dirigé vers les secrets
de l'avion spatial Hotol, qui n'a pas d'équivalent connu en URSS.
Après plus de 20 ans d'efforts et avec
15 ans de retard sur les Etats-Unis, les travaux soviétiques sur la
propulsion cryogénique aboutissent actuellement à des fusées presque
opérationnelles, mais ces travaux se sont engagés jusqu'ici dans une
direction différente de celle de l'Europe. " Je suis étonné
qu'ils aient fait cela " commente un analyste du groupe britannique
de consultants Commercial Space Technologies à propos, bien sûr, de
l'affaire d'espionnage d'Ariane. Selon ce spécialiste, tous les moteurs
des fusées soviétiques utilisent une technologie dite "en cycle
fermé". Dans ce système, une partie du combustible et du
carburant embarqués est prélevée pour alimenter un petit moteur
secondaire, ce dernier servant à faire tourner les turbopompes. Mais
ces prélèvements sont ensuite recyclés dans la chambre de combustion,
et participent à la propulsion du lanceur proprement dit. Tandis
qu'Ariane fonctionne en "cycle ouvert" et laisse ces
prélèvements se perdre par un tuyau d'échappement latéral. Le
rendement est donc inférieur, mais il est compensé par une pression
plus forte dans la chambre de combustion, ce qui rend également sa
conception plus complexe.
Les recherches soviétiques sur la
propulsion cryogénique n'ont donc pas un besoin crucial des agents de
M. Konorev, du moins pas autant que d'autres domaines pour lesquels les
Soviétiques sont beaucoup moins avancés: l'informatique ou
l'électronique par exemple. Neuf des grands bureaux d'étude qui sont,
en URSS, l'équivalent des constructeurs industriels occidentaux,
seraient affectés à ces recherches. Quant aux zones de stockage
attribuées à ces nouveaux lanceurs sur le cosmodrome de Baïkonour,
elles seraient plus grandes que celles dont disposaient les fusées
Saturn aux beaux jours des vols vers la Lune. Ils pourraient même
utiliser un nouveau type de carburant, un mélange d'hydrogène liquide
et d'hydrogène solide, plus dense de 15% que celui que consomme Ariane,
et donc propre à en augmenter considérablement la puissance. Pourquoi
le GRU a-t-il cherché à pénétrer le site de Vernon? Son unique agent
à la SEP, le dessinateur intérimaire Jean-Michel Hauri,
"dessinait des tuyauteries" sur les bancs d'essai du moteur HM
7, dont on estime qu'il n'y a rien de vraiment secret à apprendre. Les
cotes des moteurs qui y sont testés? Elles sont dans le domaine public.
Les plans des bancs eux-mêmes? Sans doute inutilisables avec un autre
moteur que le HM7, et d'ailleurs à la portée des Soviétiques. Des
renseignements sur leur disponibilité, à partir de laquelle on peut
évaluer le retard du prochain tir d'Ariane? Ni Arianespace, ni la SEP
ne considèrent ces données comme secrètes. Dans ces conditions,
Hauri, en mission depuis seulement deux mois à la SEP, n'était
peut-être chargé que de faire des "amis", plus au fait des
véritables secrets. Qui sait ce que le réseau de M. Kororev aurait
donné dans quelques années? La SEP est aussi chargée des propulseurs
à poudre des missiles ballistiques français - or, les performances des
SS X-24 et SS-25 soviétiques dénotent dans ce domaine un certain
retard, sans parler de l'intérêt stratégique des renseignements à ce
sujet. Mais ces secrets là ne sont pas à Vernon, mais à Bordeaux.
Vernon est toutefois moins pauvre en secrets militaires qu'on ne le dit,
avec notamment le LBRA, un centre de recherches militaire en balistique,
ou des sociétés comme la S2M, filiale de la SEP, dont les paliers
magnétiques, sortes des roulement à billes sans frottements, ne
seraient pas dépourvus d'intérêt pour les sous-marins. Mais rien ne
permet de penser que Hauri ait forcé de serrures. Il reste une
dernière possibilité: les agents de renseignement en poste à
l'étranger, comme M. Kororev, doivent animer en permanence un ou
plusieurs réseaux, bons ou mauvais, pour montrer a leurs supérieurs
qu'ils méritent leur confiance.
D'après Science & Vie 836 mai 1987 |
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